Laurent Billia

Les Essentiels de Laurent Billia pour Stereographics


LES ESSENTIELS DE LAURENT BILLIA

Choisir ses « essentiels », ça fait peur. Des essentiels, il y en a tant. La seule voie possible : l’île déserte. Le bateau coule, l’orage déferle, il faut tout laisser derrière soi, sauter dans le dernier canot de sauvetage et dans le seul petit sac à notre portée, emporter ce sans quoi on ne pourra pas tout reconstruire. Et puisque des îles désertes, il n’en existe plus, il faudra en inventer une.

Le Rivage des Syrtes, le roman relu une fois par an. Une histoire de 73 ans, qui ne vieillit pas, qui, chaque année, renaît. Un socle pour tout rêve d’écriture. Comme les fondations sur lesquels on pourra construire n’importe quels murs de papier. Le Rivage des Syrtes, c’est le romanesque au sens le plus pur, un hymne aux pulsions de la jeunesse, le baume sur la blessure des rêves envolés mais qui permet d’en retrouver toute l’énergie. C’est la bûche que je remets dans la cheminée quand le feu est sur le point de s’éteindre.

Mémoires d’Hadrien, l’autre livre relu encore et encore. Une langue enchantée, qui me pousse souvent à lire quelques pages au hasard, uniquement pour la beauté du mouvement de la phrase, de l’accord des mots les uns avec les autres. Cette autobiographie rêvée de l’empereur humaniste est un guide de vie. Et s’il ne fallait trouver qu’une raison de placer les mémoires d’Hadrien dans le sac avant de sauter dans le canot, cette phrase : « Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut. »

René Char, l’astre majeur. Comme le soleil, on ne peut pas le regarder en face mais il est indispensable pour vivre. Je ne comprends pas toujours très bien cette poésie complexe mais sa musique, son rythme, la densité de ses thèmes qui ramènent à l’essentiel de notre place sur terre sont pour moi comme une bible. Pas de peur de la page blanche avec Char : il suffit de relire quelques-uns de ses poèmes, au hasard, et la mécanique se remet en mouvement. J’ai choisi le livre-mémoire de sa fille, « L’atelier du poète », composé de sélection de ses textes et d’éléments biographiques, car il a joué un rôle très particulier pour moi : c’est sa lecture qui m’a donné le courage de proposer mes premiers textes à des revues.

Eugène Guillevic, l’ami proche, la forme poétique rêvée : courte mais profonde, fulgurante mais apaisée. C’est la poésie dont je me sens le plus proche, une poésie universelle, portée par ses racines bretonnes. Les poèmes de Guillevic sont liés à la Terre ; ils sont solides comme la roche ; ils sentent l’océan ; ils vibrent au vent. Dans le sac, je place son recueil le plus irradiant, qui rassemble les ensembles « Du domaine » et « Euclidiennes », les plus beaux, les plus forts.

J’aurais pu choisir n’importe quel film de Stanley Kubrick, mais Shining est celui qui m’obsède le plus. Une œuvre unique, un faux film de genre, qui se joue des codes du cinéma d’horreur. J’ai toujours la sensation que ce film cache quelque chose que personne n’a encore découvert. Shining reste un mystère total dans sa forme, ses non-dits, les fantasmes qu’il a générés chez tous ses exégètes depuis sa sortie. J’ai une relation étrange avec ce film qui m’est devenu tellement familier que j’en oublie le sujet atroce pour en faire un lieu de retrouvailles joyeuses, de repos, de recharge des batteries, de remise en branle de l’appétit de cinéma. Du coup, j’évite le rayon des haches chez Leroy-Merlin. On ne sait jamais.

J’aurai aussi pu choisir n’importe quel film d’Alain Resnais mais j’ai une tendresse particulière pour Je t’aime, je t’aime. C’est l’histoire tragique, mais traitée avec une mélancolie souriante, d’un homme qui revit infiniment la même minute de son passé en participant à une expérience ratée de voyage dans le temps. Je me sens chez moi , emporté par l’étrange mélange entre science et poésie, dans cette traversée d’une Belgique fantomatique, devant la beauté mystérieuse, lointaine, d’Olga Georges-Picot. Et puis surtout, surtout, c’est un film essentiel à cause de Claude Rich, son humour pince sans rire, sa classe un peu british, son côté déjanté, lunaire, sa modernité. Je suis fan absolu.

J’ai eu pour première idée de ne proposer que des disques pour mes « essentiels », mes incontournables de musique rock, progressive, pop, peu importe la catégorie pourvu qu’ils soient innovants. Des albums essentiels, il y en a un paquet qui forment une guirlande sur ma playlist, des années 60 à nos jours, mais j’avoue un attachement ému pour la période bénie qui va de 1967 à 1982.  Je reste scotché sur ces 15 années folles, 15 années d’albums indispensables, comme autant de big bang dans ma galaxie musicale : des Beatles à Kate Bush, en passant par Bowie, Yes, Genesis, King Crimson, Police… Puisqu’il n’en faut qu’un, ce sera Wish you were here. Mon Pink Floyd préféré, celui que je réécoute en permanence, qui remet les choses en place quand le quotidien est un peu mal rangé. Il est comme l’Aleph de la nouvelle de Borges vers lequel tous les disques, tous les musiciens, tous les titres convergent.

Le concerto pour la main gauche est une œuvre qui me hante. Son ouverture qui sort des tréfonds de la Terre, cette lutte entre l’orchestre et le piano, ce mouvement qui oscille entre tumulte et clarté, et qui mène aux notes cristallines et déchirantes de la fin. J’ai souvent visité la maison de Ravel à Montfort-l’Amaury et la même émotion me saisit toujours en entrant dans la pièce minuscule où trône le piano sur lequel ce petit bonhomme, à la vie si calme, si neutre, tout entière dévouée à la musique, une vie presque sans événement, a inventé des œuvres aussi grandioses, aussi magiques, que le Boléro, le concerto en sol ou le concerto pour la main gauche, des monuments qui embrassent les sentiments et les pulsions humaines les plus gigantesques. Lorsque j’écoute le concerto pour la main gauche, je suis comme un lapin figé dans les phares de la voiture qui s’avance vers lui à pleine vitesse.

Toutes ces œuvres sont des lieux indispensables, des « maisons » qui permettent de remettre un pied devant l’autre. « Maison » est donc un mot essentiel. Cette maison-cendrier est, je crois, mon plus ancien souvenir d’enfance. Il appartenait à mes grands-parents maternels. Quand ils plaçaient leurs cigarettes allumées à l’intérieur, ils tournaient le cendrier de manière à ce que je ne vois plus que la façade de la maison. J’étais alors émerveillé par la fumée qui sortait de la cheminée. Il m’arrive encore maintenant de placer un peu d’encens dans ce cendrier et de regarder la maison qui s’anime.

Indispensable bien sûr, un carnet et un crayon. J’aurai dû normalement placer là mon ordinateur portable, mais sur une île déserte, mieux vaut un carnet et un crayon. Le mot « Hobbit » est inscrit sur la page de gauche. Il fallait bien que Tolkien soit quelque part. Chacun sa madeleine.

Certains êtres humains vivent deux vies. Celle qu’ils vivaient avant d’avoir un chat, celle qui commence quand ils accueillent le chat chez eux. Et dès ce moment, la notion de « chez soi » disparaît. Depuis que j’ai deux chattes, je n’habite plus chez moi. J’habite chez mes chattes. La boite de thon est sans aucun doute, dans mon quotidien, l’objet le plus essentiel, celui autour duquel se structure le déroulé de la journée, la source de toutes les angoisses quand il n’est plus disponible sur le site de vente en ligne de nourriture pour animaux.

Il reste une essentielle sur la photo. C’est la plus petite mais la plus importante car elle fait tout tenir ensemble. Pour ceux qui, comme moi, ne savent jamais où ils ont posé leurs lunettes, elle attend sur la couverture du Rivage des Syrtes, en bas à gauche.

Laurent Billia
Mars 2025


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Mes Essentiels pour Stereographics par Laurent Billia
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Boyarin

My essentials for Stereographics © Bastien Boyarin

LES ESSENTIELS DE BOYARIN

Cher Pascal,

J’ai mis un temps délirant à te répondre. J’ai eu le plaisir de lire la série d’autoportraits des Essentiels dès le printemps dernier, au moment où tu m’as proposé de participer à cette série : les gens invités ont des choses précises à dire, les photos sont belles, les textes intéressants et érudits ; cela m’a impressionné, et je doute vraiment d’avoir des choses aussi précises, intéressantes ou érudites à dire sur mes propres goûts, et la capacité de les décrire en quelques œuvres ou objets repères. (Par ailleurs, mes photos souffrent d’un amateurisme embarrassant).

J’ai constamment freiné au moment d’opérer une sélection d’objets fétiches. J’ai un léger souci avec les objets. Je ne trouve rien de plus déroutant que les objets : ils sont à la fois rassurants et suspects ; porteurs de mémoires émouvantes, mais émotionnellement sacrément encombrants. Par ailleurs j’ai autour de moi, essentiellement, des objets surtout banals, remplaçables. Sûrement rien d’essentiel. Tout est provisoire, jetable : j’ai déjà donné, perdu, me suis fait voler, subi la casse de toute catégories d’objets, disques, livres, ordinateurs, instruments de musiques, etc. Je ne dis pas qu’ils m’indiffèrent, il y a des objets auxquelles je tiens, que je serais peiné de perdre : mais je les perdrais quand même et ce ne serait pas si tragique.

J’ai également passé un temps terrible à chercher ce qui correspondrait à une valeur intime d’essentiel. Est-ce que j’ai forgé un palais mental, inaltéré, aux contours nets ? Y a-t-il des choses qui brillent d’un éclat plus fort, un éclat directeur ? A priori oui, des moments, des musiques, des récits, des visages… Des choses plus investies que d’autres, sur lesquelles je m’appuie davantage. Mais en essayant de les cerner plus sérieusement, tout cela finit par s’embrouiller : tout moment, tout visage, toute sensation d’attachement paraissent dépendre d’une série infinie d’événements qui les ont environnés, mais aussi de mémoires reconstituées, autant que d’oublis, qui les mélangent, les réadaptent, en changent les couleurs. Pour prendre un exemple, j’ai tendance à me dire spontanément que les musiques les plus essentielles sont celles que j’ai découvertes étant enfant. Je sélectionne ainsi le souvenir d’une petite poignée de disques parmi ceux que possédaient mes parents (dont je n’ai, d’ailleurs, plus matériellement la trace depuis longtemps) : les bandes-sons de Kubrick, A Clockwork Orange et Barry Lyndon, le Sergeant Pepper’s Lonely Heart Club Band des Beatles, Peer Gynt par John Barbirolli, mais aussi les partitions de ces petites danses baroques apprises très tôt à la guitare classique, ces sarabandes et ces gavottes, ou alors les musiques aigrelettes et mystérieusement riches de ces jeux vidéos du siècle précédent. Mais pourquoi celles-ci plutôt que d’autres ? Pourquoi celles dont je me souviens spontanément seraient-elles plus essentielles que celles que j’oublie ? Comment mesurer la part d’arbitraire dans cette reconstitution qui, a posteriori, semble me conforter un peu trop ? Peut-être y a-t-il eu des déclics secrets, des moments ensevelis qui ont donné un appui à tout le reste, des agents secrets de ma manière d’approcher les choses – si jamais, ce qui est très contestable, j’ai une quelconque manière d’approcher les choses.

En fin de compte, ce qui me soucie, c’est cette propension à se construire des points d’ancrage pour une identité personnelle. La fixation d’une identité me pose vraiment problème. Je ne dis pas que je cherche à me construire un univers vidé de tout référent particulier. En réalité j’ai tendance à accumuler des petites choses de rien – cailloux, coquillages, jouets ou figurines trouvés un peu par hasard, cartes et plans divers, images hétéroclites… Je ne cherche pas vraiment à savoir quelles sont leurs vertus ou leur effet curatifs. C’est seulement bien qu’elles soient là. Je dis bien, pas essentiel. J’ai tendance à penser qu’elles sont là, justement, pour éviter de se fonder trop sérieusement une identité, pour alléger le fardeau d’être soi plutôt que quelqu’un d’autre, le fardeau de vivre en un lieu précis, le fardeau d’avoir à construire et aménager un espace intérieur trop défini. Je vois un lien (si je puis me permettre) avec la musique que je fais. Cette musique est très pleine, voire confuse, c’est ce qu’on remarque (et, régulièrement, reproche) le plus souvent, mais en réalité cette superposition de couche me semble un exercice pour créer des évidements, du pas-connu, autrement dit pour décoller de ce qui est trop familier, et construire de nouvelles mémoires imaginaires.

Tout cela (et c’est trop long), pour finir par confesser que je ne préfère pas vraiment déterminer ce qui est essentiel. Je préfère ne pas être certains de mes repères. Ils empêcheraient de se perdre – puis de se retrouver d’une manière imprévue. Quand j’essaie d’arriver à un résultat substantiel, les intentions et les décisions y menant sont perpétuellement vagues et confuses, et c’est très bien ainsi. Pour finir – et je suis un peu embarrassé parce que cela ressemble à une pirouette assez tiède –, ce qui est vraiment essentiel est la capacité du réel à me surprendre et me déloger, et toutes ces parts, tous ces lieux et tous ces phénomènes en sont potentiellement capables. Donc, attachées à ces considérations assez poussives, j’ajoute quelques images vues. Elles sont à mes yeux des signes (parmi une infinité d’autres possibles) de tout ce qui est potentiellement vital et que je renonce à classer et nommer.

Boyarin
Janvier 2017

 


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